Histoire
Le Premier Vampire a eu des Enfants, qui eux-mêmes ont eu des Enfants. Ces Enfants ont ensuite placé les-leurs, sur plusieurs années voire plusieurs siècles, un peu partout dans le monde à des postes plus ou moins importants afin de garder un œil sur les vampires et leur évolution. Voilà la véritable version qu'aucun de tous ces Anciens, ou Aînés comme les plus jeunes aiment à les appeler, ne vous donnera jamais. Vous avez cru que le Premier s'était réellement coupé du monde en vous laissant vous débrouiller seuls ? Il a eu le cran de vous regarder dans les yeux en vous disant "je vous ai laissé vivre votre vie, maintenant je viens vous punir pour ces conséquences que je n'ai pas voulues pour vous" ? Il vous a menti. Ehontément. Qu'est-ce que j'en sais ? Le premier vampire créé par le Premier s'appelle Sargon, et c'était mon arrière-grand-père. Mon grand-père, Séthi Premier, transforma ensuite l'homme qui allait devenir mon père spirituel et vampirique : Shakyamuni, appelé communément Bouddha. J'aimais Bouddha. Passionnément. Sa vision limpide de l'esprit des Hommes était si tangible. Si crue. Si... spatiale.
Je l'ai rencontré lorsque j'avais douze ans. Ayant grandit dans la campagne de Nara, durant la période Asuka lors de l'ère Yamato, au sein d'une famille de paysans et d'une tripotée de frères et sœurs, je n'avais pas vraiment de culture. Je me levais le matin pour aller faucher les champs, ramasser le riz, et je rentrais le soir pour avaler un bol de riz avant d'aller me coucher. Je n'avais rien de spécial, ma vie n'avait rien de transcendant. Un matin, alors que je coupe du bois pour préparer le souper, un habu d'Okinawa jaillit de l'eau et s'approche dangereusement de moi. Me mettre à courir ? Je ne peux pas. J'en suis incapable. Terrifié.
- La petite bête ne va pas manger la grosse.
La langue que j'entends est approximative, avec un accent marqué que je ne reconnais pas. Je sais simplement qu'il s'agit d'un étranger. Un chinois ? Le serpent venimeux a tourné la tête vers lui, s'est mis à glisser et lentement, avec douceur, l'inconnu l'a pris contre lui et l'a caressé brièvement avant de le reposer par-terre. Le habu s'en est allé et moi je faisais la connaissance de Bouddha, l'homme plus puissant que les dieux.
Je n'ai pas hésité deux secondes pour le suivre, même s'il ne m'avait rien demandé. Il ne m'a jamais rien demandé. Je le suivais tel un chien errant, parfois il se mettait à parler en marchant ou s'asseyait et me proposait à manger. Lorsqu'il méditait je restais au même endroit, assis sur mes talons et mains sur les cuisses, serrant les dents lorsque la douleur de l'immobilité ou les crampes se faisaient sentir. Je ne bronchais pas. J'attendais qu'il bouge pour bouger à mon tour. Je ne savais pas ce qui l'avait mené loin de son pays natal, et au bout de vingt longs mois de fréquentation j'osais enfin lui poser la question. Il m'avait alors sourit et ébouriffé les cheveux.
- Je te cherchais.
Il ne m'a plus lâché, et c'est ainsi que ma formation a réellement commencé.
Je ne me souciais pas de me demander pourquoi nous marchions de nuit, pourquoi il voulait se cacher lorsque l'aube arrivait. Je ne savais pas ce qu'il était, et ça m'indifférait. Je buvais ses paroles, sa sagesse, sa morale. J'étais d'accord sur tout, tout le temps. Je l'imitais en tout point, jusqu'à même me raser la tête et laisser derrière moi mes chausses et mes bas. J'ai rencontré son créateur, Séthi Premier, celui qui deviendrait mon grand-père par ricochet et qui détruirait ma vie. J'ai rencontré le grand Cimon, guerrier athénien de légende, et tous les deux nous avons suivit Shakya. Nous avons revu Séthi quelques années plus tard. Je l'ai vu tuer mon mentor, mon maître, et pour la première fois de ma vie j'ai ressentit de la haine. J'aimais Bouddha, comme tant d'autres avant et après moi. J'aimais le voir si heureux et comblé avec Cimon. J'aimais qu'il aime, j'aimais qu'il soit aimé et il n'était plus rien. Mon Maître m'avait appris tant de choses, mais jamais à faire face à cette haine qui me rongeait les sangs. Je me suis raccroché comme je le pouvais à Cimon, physiquement et psychologiquement, mais sa douleur ne faisait qu'alimenter la mienne et inversement. Nous nous faisions du mal mutuellement dans notre souffrance commune. Alors nous nous sommes séparés. Par la suite j'ai erré. Délaissant tout ce que j'avais appris, tout ce que mon père m'avait enseigné, je me suis plongé dans la violence et dans la haine. Pour la première fois de ma longue vie, alors que j'entrais sur mon cinquième siècle, je me sentais plus seul et moins en sécurité que je ne l'étais face à ce habu sauvage. Je ne savais plus. J'étais perdu.
* * * *
- Monsieur Watanabe ?
Ca c'est mon employé. Un résistant, donc s'il m'appelle ainsi c'est qu'il y a des oreilles indiscrètes dans les parages. Je repose la mousse que j'ai en mains sur le comptoir de travail à l'arrière et gagne la boutique. Harris est avec un client, un nouveau venu et possiblement quelqu'un de passage. Je lui offre un sourire poli, chaleureux, révélant mes dents et je le vois ciller brièvement.
- Heu... Bonjour. Je voudrais acheter un arbre pour mettre sur mon balcon mais... Je ne sais pas trop...
- Pardonnez-moi de vous couper un instant. Pouvez-vous m'indiquer l'orientation de votre balcon ? Vous voudriez quelque chose de haut ou plutôt large ? Qui s'étire vers le ciel ou s'étale sur les côtés ? Avec ou sans fleurs ? - Ah heu... Je dirais... un truc qui fait de l'ombre ? Ca cogne sur ma baie vitrée toute la journée. Les fleurs heu... peut-être pas, si elles tombent et tout faut les ramasser.
- Orientation plein sud, alors. Patientez, s'il vous plaît, je reviens dans une minute. Je pense avoir ce qu'il vous faut. Chacun de mes clients a hérité d'un dossier à son nom comportant toutes les informations dont je puisse disposer. S'ils sont haineux envers la résistance, je le note afin que mes employés sachent tenir leur langue en leur présence. S'ils sont neutres, mes employés restent neutres ou tâtent le terrain. S'il sont pro résistance... Vous imaginez bien que de temps à autre je peux leur faire une petite ristourne. J'ai également des dossiers particuliers qui concernent notamment... l'armée. Evident, non ? Ceux-là je leur fais aussi des réductions mais plus modérément, bien souvent j'ajoute un petit quelque chose avec les fleurs... Ne posez pas de questions, vous allez regretter d'entendre la réponse. Rassurez-vous cela dit, mes cadeaux sont toujours extrêmement discrets.
Si c'est moi qui ai lancé la Résistance en Amérique, et plus particulièrement à Dornia ? Oui. Si c'est moi qui ai commandité les divers attentats ayant fait bons nombres de victimes chez les vampires depuis plusieurs années ? Aussi. Si j'ai créé la EHVH ? Evidemment. Pourquoi ? Allons, c'est évident non ? Pendant que les pions du Premier sont occupés à ne rien faire en espérant que les choses vont assez dégénérer pour leur donner l'excuse de tout détruire, moi j'essaie de l'en empêcher. Je suis partisan du "Action = Réaction". Lorsqu'un enfant fait une bêtise, ce n'est pas une fois qu'il est adulte et émancipé qu'il faut lui dire "tu te rappelles les conneries que tu as faites ? Il faut payer maintenant". Et je ne suis pas le seul à penser ça, sinon certains de mes cousins ne m'aideraient pas dans ma tâche : Smugler, mon Passeur et l'un des petits-enfants du Premier, a été le premier à m'épauler. Il m'a même aidé à organiser tout ça. Son fils ? Il a infiltré les francs-maçons pour moi, et par la suite en a disséminé un peu partout dans le monde afin que je puisse garder un œil sur l'évolution des choses. A l'heure actuelle j'ai du soutien jusqu'en Russie grâce à Sviatoslav.Si vous avez l'occasion de croiser Dor, demandez-lui pourquoi la moitié de ses Fils et Petits-fils ne l'aime pas. Et écoutez bien le mensonge qu'il vous servira en réponse.
J'ai été positivement ravi de voir que l'Europe a évolué dans le bon sens, même si depuis les récents événements elle s'est ravisée. Une amante frêle qu'il faut souvent réchauffer et entretenir pour ne pas qu'elle quitte le lit. L'Afrique ? C'a été tellement facile de les faire manger dans ma main. Passif oblige, l'esclavage ils connaissent bien. J'avais des doutes pour l'Océanie, mais après un échange avec Aedhan je me suis dit que ça valait peut-être le coup. Il semblerait que ce n'était qu'un investissement temporaire. Si le Premier est au courant que certains de ses Fils roulent pour moi ? Non. S'il a besoin de le savoir ? Pas davantage. S'il l'apprenait ? Eh, que ferait-il qu'il n'a déjà fait ? Me sermonner et attendre encore trois siècles pour me punir ? J'ai largement le temps de voir venir. Dans le pire des cas si je me retrouve dans la panade, j'irai me planquer chez Sarj. L'Asie me manque. Quoi ? Ca vous surprend que l'aîné du Premier ne soit pas totalement dans son camp ? Ah ah ah. La jeunesse... Quand on passe son temps à ne rien faire, il ne faut pas s'étonner que ça agace même un frère. L'inaction est la justification des faibles et des imbéciles. Bouddha m'a dit un jour :
"Le bonheur est né de l'altruisme et le malheur de l'égoïsme."
L'inaction n'est-elle pas l'incarnation parfaite de l'égoïsme ? Et voyez où nous en sommes aujourd'hui. Ils ont eu l'occasion à maintes reprises d'agir, et ils ont préféré ignorer ce qu'ils voyaient et entendaient. Moi pas. Qu'importe que ça contrarie les plans du Premier, je ne laisserai pas mes enfants, mes amis, mes frères, périr parce qu'il aura décidé qu'effacer le tableau est plus facile que de corriger les fautes des mots écrits dessus.
* * * *
J'ai tout de suite repéré sa tenue, sa posture. J'ai été intrigué par son aura magnétique. Par ce mélange de douleur, de colère et de désespoir qui traînait autour de lui. Il était en bien piètre état pourtant, ce jeune vampire, mais j'en avais vu tellement avant lui. Wallace, à mon côté, s'était raidit et avait plissé les yeux.
- Tu veux que je m'en occupe, V ?
- Non, je te remercie. Il ne me fera pas de mal. J'ai tendu la main à cet être torturé, vicié, perdu, trahi, et la satisfaction m'a envahit lorsque je l'ai vu la saisir. Lui souriant avec douceur, j'ai levé le visage vers le sien pour en écarter une mèche indisciplinée.
- Veux-tu mon aide ? Je lui ai apporté toute l'aide que je pouvais lui offrir. Je lui ai montré qu'il était toujours un homme. Qu'il avait toujours des qualités. Qu'il était plus que quiconque capable de grandes choses. Je lui ai donné tout ce que je pouvais, constamment, jours et nuits, sans me soucier du reste. Je lui ai tout offert de moi chaque fois qu'il me l'a réclamé. J'ignore si c'est pour cette raison, mais il est toujours à mon côté aujourd'hui. Mon Sethaniel. Mon petit ange abandonné.
* * * *
- Chef, chef ! Ils ont capturé le Messager, il va être jugé !
Mon regard noir a démontré à mon résistant toute ma colère bien qu'en extérieur je paraissais imperturbable. Le jeune Angelopoulos... Ils allaient le tuer ? Lui, si jeune ? Lorsque l'attaque éclaire sur l'Océanie s'en est suivie, je ne suis pas parvenu à m'apaiser avant plusieurs jours et je tenais mes résistants en laisse courte afin de laisser retomber la pression. Mais je ne pouvais pas laisser passer ça, et ce n'était certainement pas l'ouverture de ce "salon de discrétion" qui allait révolutionner les choses. Certes, nos pensées font de ce monde ce que nous voulons qu'il soit mais pendant qu'ils buvaient leur champagne en racontant des bêtises moi je perdais des frères de bataille, des proches... Et aux dernières nouvelles ils allaient tenter de soumettre l'Afrique, notre dernier allié ?
- Sethaniel ? Tu es par là ? J'ai sourit en le voyant venir à moi. Bien sûr qu'il était par là. A moins que je ne l'envoie expressément ailleurs, il était toujours par là.
- Il va être temps d'envisager les conséquences pour les milliers de femmes et d'enfants qui ont été tués en Australie. La vengeance ne menait à rien et je le savais, mais je me devais de venger ces victimes afin qu'elles puissent trouver le repos. C'était une question d'honneur. Et je parlais également de mes soldats, de mes employés, de mes résistants à moi. Ils mouraient pour moi, et je devais juste rester là et ne rien faire ? Aller sur leur tombe et leur dire simplement "merci pour tout, c'était chouette" ? Je ne pouvais pas, et je ne le peux toujours pas. Je me suis embourbé dans un cercle vicieux, j'en suis conscient, mais je sais aussi que je finirai par m'en sortir.
Lorsque tout aura brûlé autour de moi.